
Une exposition d’envergure
Pertinente et riche. L’exposition Ernest Pignon Ernest au MAMAC de Nice interpelle ses spectateurs. Difficile de sortir indifférent. Cet enfant du pays est à l’honneur, ce n’est pas démérité. Ernest, qui a recouvert jadis les murs de la ville pour protester contre le jumelage de Nice à la ville du Cap en plein apartheid avec des images de familles noires, absentes des célébrations, a un regard affûté et une conscience politique et artistique rare.
Le MAMAC propose une exposition de grande envergure dont la muséographie, conçue par l’artiste lui-même, apporte lumière et profondeur à l’œuvre riche et singulière d’Ernest Pignon-Ernest. La mise en abyme temporelle et topographique qu’il déploie dans sa transgression montre son acuité. Son humilité face à la dégradation de ses collages force le respect. Nice, Rome, Lyon, Paris, Ramallah, l’Afrique du Sud, Naples, lieux habités, regards invités, messages portés.
Il reste encore aujourd’hui quelques dessins sur des murs çà et là. Le temps a fait son œuvre, mais n’a pas aboli intégralement le geste. Et quand bien même elles auraient disparu, les images de l’artiste et le souvenir des passants maintiennent la force du message. Ce qui frappe aussi, c’est que sensible ou non au message véhiculé, nul ne peut y rester indifférent.
L’artiste est doté d’une force considérable. On voit souvent la figure de l’artiste engagé comme affilié aux sphères des institutions, portant le message d’un organe d’État ou d’un mouvement contestataire. Quant à l’artiste Ernest, il déploie son travail dans les interstices. Même si des lieux officiels lui rendent hommage – et c’est bien légitime après tout – c’est dans l’éphémère et les lieux usuels qu’Ernest Pignon-Ernest déploie son art-discours. Peut-être est-ce que nous devrions (re)lire TAZ d’Hakim Bey, repenser l’engagement en termes de zones d’autonomies temporaires ? Peut-être le discours artistique engagé tire-t-il sa force de sa fugacité ? Chaque fois qu’Ernest frappe, il frappe fort, chacun peut le voir, comme ces soirs où je voyais les cabines téléphoniques de Lyon recouvertes de personnages énigmatiques : je ne le connaissais que peu, mais l’acte m’a touché. Je m’en souviens encore. De voir apparaître, dans un espace commun, quotidien, des corps décharnés ou désespérés, étonne. Et même si je comprends mieux son geste aujourd’hui, mon étonnement de jadis et les traces qu’il a laissées dans ma mémoire montrent le magnifique succès de l’entreprise.
Dans un mouvement large, Ernest Pignon-Ernest absorbe. Il absorbe les temporalités, l’art classique, les figures rebelles, les poètes de son temps, les sentiments puissants des mystiques, les visages déchirés et les sacrifiés de l’art, de la foi, et ceux du quotidien.
Remède à l’oubli, remède à l’absence
Pasolini mort porté par Pasolini vivant. Nul oubli dans ce geste qui rappelle le tragique de la mort, mais le rend vivant. Après tout, Pasolini est présent, par ses œuvres, dans ses œuvres. Mieux encore, son regard interroge. Le collage affirme, mais n’efface jamais, il laisse respirer le lieu sans jamais le cacher. Ces lieux portant l’histoire, ancienne ou fugace, voués à disparition transpirent, respirent et portent les figures. Caravage ou Michel-Ange sont là aussi. Tous ces éléments convoqués par l’artiste. Ernest Pignon-Ernest livre des palimpsestes sans repentir, tour de force d’artiste. « Nous avons pourtant oublié » répond à « oui, mais vous vous souvenez encore » et la figure de rajouter : « je suis là pour cristalliser les souvenirs ». Pasolini en pietà, portant Pasolini en Christ. D’aucuns y verront un blasphème. Pourtant, cette figure collée livre ici les contradictions du cinéaste, athéisme et conscience du divin.
Dans une époque bercée d’interrogations sur la mémoire et ses devoirs, pétrie des confusions blafardes entre mémoire et culpabilité, il n’est pas vain de montrer. Se souvenir n’est pas battre sa coulpe. Tout en ces installations nous persuade que mémoire, souvenir, présent, critique, espace, temps, exigence, admiration et dégoût peuvent tenir ensemble pour toucher des publics indéfinis, passants aléatoires, mais considérables, et traverser de part en part une société sans distinction aucune.
Reconstructions mémorielles
Si les collages d’Ernest Pignon-Ernest sont des palimpsestes, ces derniers en convoquent d’autres. Notre mémoire oblitère, superpose et sélectionne. La remémoration à l’œuvre ici tisse des liens entre l’individu, son environnement, l’histoire, l’art ou le fait religieux. La remémoration est ici élaboration d’une sorte d’identité narrative. Elle laisse le choix tout en évoquant. Elle permet au passant de voir ce que le quotidien occulte à son regard et à ses souvenirs pour nourrir un présent, peut-être à l’insu de lui-même, en enrichissant ce qu’il est.
Ernest Pignon-Ernest, exposition au MAMAC, 25 juin 2016 – 8 janvier 2017 – 1er étage du musée.
Visuel : PASOLINI. 40 ans après son assassinat. Collage à Rome, Ostia, Naples, Matera, Mai/Juin 2015
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